Comment plaidoyer pour la culture dans sa dimension économique et sociale ?
Dicours d'ouverture lors de la Conférence de clôture du programme Med Culture.
Naima Lahbil Tagemouati
Brussels le 13/02/2019
Du démarrage du programme, à Rabat, jusqu’à sa clôture à Bruxelles le 13 février 2019, j’ai été en quelque sorte un compagnon de route de MED culture ; Ainsi, j’ai assuré une formation à Tanger et Beyrouth, réalisé une étude à Fès, accompagné une réflexion sur les stratégies culturelles à en Jordanie et au Liban.
A ce titre, et comme résidente d’une ville du sud — Fès, une ville riche en patrimoine, pauvre économiquement— j’ai le plaisir de partager avec vous aujourd’hui à la fois mon enthousiasme, mes interrogations et mes souhaits.
Être bénéficiaire/partenaire de MED culture, c’est partager des expériences, apprendre une méthodologie, constituer un réseau. C’est aussi, disposer d’une « carte de visite » auréolée de la légitimité de l’Union Européenne en termes de convention, d’éthique, de savoir, d’expertise culturelle. C’est, pour les ONG et les créatifs, renforcer la confiance en soi dans la capacité à réaliser des projets culturels, à initier des partenariats. Autant d’éléments précieux, difficiles à quantifier, et donc à produire comme pièce à conviction dans le plaidoyer pour le dossier de la culture.
Plaidoyer pour la culture ? A-t-on encore besoin de défendre ce dossier ? Qui, aujourd’hui, doute de la capacité de la culture à contribuer au développement ? En effet, depuis les années 90, la culture a acquis un statut de partenaire, voire de pilier du développement ; Une entrée de la culture dans l’espace de l’économie, soutenue au niveau conceptuel, par les balbutiements d’une recherche où quelques rares économistes ajustent et produisent des notions afin d’exprimer et mesurer ses capacités contributives au développement.
Les outils économiques et statistiques, sont à la fois élégants et peuvent être d’une puissante éloquence, lorsqu’ils sont bien sélectionnés. Prenons un exemple. Le business plan de votre festival prouve, statistiques à l’appui, que le coefficient multiplicateur de l’investissement est de 20. Ainsi, ce festival générera 20 unités monétaires au profit de la ville pour chaque unité accordée par votre bailleur de fonds, sous la forme de dépenses multiples, directes et indirectes (transport, hôtellerie, restauration, impression…)
Quel maire pourrait refuser un tel projet ? Cet évènement culturel crée des richesses urbaines, et ce faisant lui assure sa réélection ! Dans ce cas, imaginé, le plaidoyer se réalise avec succès, sans phrases ou presque, au moyen d’une langue économique épurée et efficace.
Quand le bilan de la dimension économique de l’événement culturel est plus mitigé, comment alors scruter et valoriser ce qu’il induit en surface et en profondeur ? Ainsi l’impact économique du festival des Musiques Sacrées de la ville de Fès est mitigé lorsque l’on met en balance les entrées et les sorties de fonds[1]. Mais la communication autour de l’événement a lustré l’image de la ville, à l’international et au Maroc ; cet espace —objet de désolation face à sa dégradation et à son appauvrissement — devenait un lieu de rassemblement ludique et d’échanges autour de la culture. Cette nouvelle image a contribué à panser l’immense frustration des populations majoritairement pauvres qui habitent cette médina classée patrimoniale mondiale. Le sentiment de fierté partagé par les résidents pauvres —bien que plusieurs activités leurs soient inaccessibles car chères— en quels mots faut-il l’exprimer pour lui donner un poids auprès des décideurs et des bailleurs de fonds ?
Dans le même sillage, quels arguments invoqués pour soutenir les petits projets culturels comme le théâtre de rue dans un quartier périphérique ? Ou la caravane des livres à travers des souks ? Ou encore la formation de conteurs et des conteuses ? Ici, la création d’emploi et les effets économiques directs ou indirects sont dérisoires. L’enjeu est ailleurs, souvent de l’ordre de l’intangible ; un intangible qu’il faut exhumer, faire passer en mots et en arguments décisifs. Ces événements rassemblent en « présentiel », précision nécessaire depuis que le développement de la vie virtuelle, générée par le digital, envahit de plus en plus de sphères de nos vies. Ces petits projets créent un environnement pour le partage, pour offrir de la joie et du plaisir, développer l’empathie, favoriser la conversation…bref développer le lien social. Mais dans quel moule couler ces « petits riens de la vie sociale » pour les élever au rang de « preuves » rapidement audibles dans un univers où le langage économique prime.
L’UNESCO a formulé une réponse décisive sous la forme d’une batterie de critères statistiques[2] qui exprime de manière exhaustive la capacité contributive de la culture (prise dans son intégralité c’est-à-dire sociale et économique[3]) au PIB. Cette matrice[4] liste 7 dimensions de la culture déclinées en 22 indicateurs. De ce fait, les Etats – qui souhaitent intégrer cet outil au sein de leur comptabilité nationale - peuvent évaluer avec précision l’apport de la culture au PIB ; sachant que le PIB, malgré l’existence d’autres indicateurs macro[5], demeure le référent majeur exprimant la croissance.
La connaissance précise du pourcentage de l’apport de la culture au PIB permet ainsi de délocaliser le débat —à propos de la contribution productive de la culture— du domaine des convictions des uns et des autres vers celui du domaine des quantités, données plus « objectives ». Bien sûr, cet outil est perfectible, et peut être soumis à des corrections pour exprimer de manière précise les éléments culturels immatériels comme la confiance en l’avenir, ou les relations interpersonnelles, ou l’impact de l’égalité des genres, ou la gouvernance… sur la production de la richesse nationale.
Le risque est, à mes yeux, ailleurs. Il réside dans l’usage de cet outil. Les décideurs et l’ensemble des bailleurs de fond peuvent être tentés — vu la rareté des ressources financières —de favoriser les activités qui auront les effets d’entraînement économiques les plus soutenus ; Ce qui est probablement le cas des activités culturelles à dimension directement économique (dont les industries créatives et industrielles). Probablement, car il n’existe pas encore quantitativement, et à une échelle significative, de mesure de la capacité contributive, à l’économie, des éléments culturels comme l’empathie, la confiance interculturelle, l’ouverture à la diversité culturelle etc…
Plus globalement, ce risque rejoint l’ambivalence de la relation entre l’économie et la culture. On dit souvent que le tourisme est un faux frère du patrimoine : frère car il génère des investissements, et faux car il risque – en l’absence de régulation – d’impacter le patrimoine et de le reconfigurer dans la perspective d’augmenter le retour sur investissement au détriment de ses autres dimensions (la mémoire, constituer un repère spatio-temporel, assurer un accès au patrimoine y compris aux pauvres…).
De même, la machine économique serait-elle un faux frère pour la culture –dans sa dimension sociale, du moins ? Pour l’illustrer par un exemple, il me faut poser l’hypothèse suivante : la raison d’être de la culture est de tisser le lien social[6].
Les sociétés contemporaines connaissent une montée de l’isolement des individus, corrélée à une augmentation de la vie virtuelle. Phénomène reconnu publiquement au Royaume Uni où un secrétariat d’État a été créé en janvier 2018 pour prendre en charge les 14% de la population touchés par ce problème[7]. Au Japon, la réponse à l’isolement a été fournie par la machine économique. Aujourd’hui, dans ce pays de haute culture et de productivité intense, les citoyens débordés et n’ayant plus le temps ou le désir de cultiver des relations humaines, peuvent – déjà – « acheter » ou « louer » des amis. Ainsi des sociétés fournissent ce service à toute personne qui souhaite passer un moment avec un ou une amie – afin de prendre un café, faire du shopping, rire ou pleurer— moyennant un prix calculé en fonction du temps et de la complexité de la demande. Cette activité comble un besoin et répond à l’isolement des individus. Du point de vue économique, elle est créatrice d’emplois et donc de richesse.
Comment qualifier ce service, est-ce encore quelque chose qui relève du lien social, est-ce de l’amitié, lien appartenant par essence au domaine de la gratuité ? Mise à part cette question sociale et éthique, cet exemple est d’une ironie aigre douce. C’est la machine économique qui distend et déchire le lien social, et c’est elle qui le « répare », mais à sa façon, en transformant le lien en marchandise. Le marché – pièce essentielle du capitalisme – est au-delà du bien et du mal.
Cet exemple, anecdotique encore, montre le risque d’encerclement, voire d’étouffement de la raison d’être de la culture. Il souligne la difficile problématique du plaidoyer pour la culture : choisir d’être audible et convaincant, et donc utiliser et parler la langue économique ? Ou risquer de ne pas être entendu, mais garder l’audace de plaider pour toutes ces activités culturelles – qui prises de manière isolée ne sont certes ni vitales ni nécessaires — mais qui les unes et les autres, contribuent à créer un échange et une conversation, deux éléments qui cousent le lien social et cimentent la démocratie.
Alors comment plaidoyer pour la culture, toute la culture ? Les arguments économiques (retour sur investissement, création d’emploi, valeur ajoutée, contribution au PIB) sont efficaces étant donné la primauté de la raison économique. Ils sont valides tant qu’il s’agit d’activités culturelles ayant un potentiel économique élevé.
Mais pour toutes les autres ? Cette interrogation—formulée à partir de la culture dans sa dimension sociale—la dépasse. Elle pose la question stratégique de la valeur que les sociétés accordent au lien social et du même coup, elle interroge leur capacité à réguler la raison économique.
A terme, quels souhaits pour les futurs programmes qui naitront dans le sillage de Med Culture ? Seulement se tenir fermement debout sur les deux jambes de la culture (sociale et économique), et ceci, en cohérence avec la stratégie de l’UE[8] et de son éthique qui valorise autant les deux dimensions.
[1] Cf l’étude réalisée dans le cadre de MED culture, Naima Lahbil Tagemouati, limpact_social_et_economique_de_la_culture_le_festival_de_fes_des_musiques_sacrees_du_monde_0.pdf
[2] UNESCO, « Indicateurs de la culture pour le développement – Manuel méthodologique », Paris, 2014. La batterie de critères est connue sous le sigle IUCD (Indicateurs UNESCO de la Culture pour le Développement).
[3] « Pour évaluer le rôle multidimensionnel de la culture dans le développement, le projet des IUCD envisage celle-ci à la fois comme secteur d’activités mais aussi en termes de valeurs et de normes qui orientent l’action humaine. Ce nouvel outil favorise par conséquent une vision inclusive des interactions entre la culture et le développement en allant au- delà̀ des seuls avantages économiques pour explorer les bienfaits plus intangibles de la culture, tels que la cohésion, la tolérance et l’inclusion sociales. Pour ce faire, la méthodologie des IUCD étudie sept dimensions majeures : l’économie, l’éducation, la gouvernance, la participation sociale, l’Egalité des genres, la communication et le patrimoine. » p. 4, op.cit.
[4] Cf. note 3.
[5] Dont l’Indicateur de Développement Humain élaboré par le PNUD.
[6] Hypothèse à laquelle on peut objecter que la culture peut aussi désunir et exclure, mais ceci est un autre débat.
[7] 9 millions de britanniques sur une population totale de 65,6 millions souffrent de l’isolement selon la Croix Rouge, in Le Monde, 25/01/2018
[8] « Soutenir la culture en tant que moteur du développement social et économique durable » est un des trois volets de la coopération culturelle avec les pays partenaires ; in « Vers une stratégie de l’UE dans le domaine des relations culturelles internationales », Commission Européenne, La haute représentante de l’Union pour les Affaires Étrangères et la politique de Sécurité.