LE DEVELOPPEMENT D’UNE STRATEGIE NATIONALE CULTURELLE : UN PROCESSUS, DES DEFIS, UNE REUSSITE
L'EXEMPLE DE LA JORDANIE
L'heure était aux derniers peaufinages, ce 4 juillet 2017 à Amman. Objectif de la rencontre qui a réuni 25 participants : finaliser les détails d'une vaste stratégie nationale culturelle pour la Jordanie, et définir un plan d'action définissant les initiatives à développer en priorité afin d’assurer la pérennité de la jeune politique nationale.
Le projet, lancé en 2014 par le programme Med Culture, n’a pas abouti du jour au lendemain. Il est le fruit d’un travail de longue haleine, mis en place après plusieurs étapes. La stratégie a pris forme progressivement, de la naissance du projet jusqu’à sa concrétisation deux ans plus tard, avec une première réunion fondatrice en mai 2016. Pendant deux jours, plus de cent acteurs de la culture jordaniens se sont rassemblés autour d'une table : représentants des différents ministères, de la société civile, d'associations artistiques, etc. pour discuter de la stratégie commune à adopter pour le développement de la culture au niveau national.
Afin d’échanger et de dresser un état des lieux juste, concret et fidèle à la réalité de la culture en Jordanie, il était nécessaire de rallier des acteurs culturels actifs à divers niveaux dans la société jordanienne : officiels, semi-officiels (telles les fondations royales), indépendants, syndicats, institutions privées... et de définir le rôle de chacun sur la scène culturelle jordanienne. Le processus de réflexion sur des stratégies nationales avait été initié par le programme Med Culture dans différents pays de la région, mais c'est en Jordanie qu'il a été le plus abouti grâce à l'implication des participants pour développer les différentes idées. Le programme a permis un déclic, pour la mise en place d'un processus durable et indépendant. Linda Al Khoury, fondatrice du centre pour la photographie Darat El Tasweer et participante au projet raconte : « Cela n'a pas été facile d'arriver à une stratégie commune, cela a nécessité d'impliquer de nombreuses personnes, d’organiser de nombreuses rencontres et de réaliser de nombreuses recherches. Mais finalement, à force de se rencontrer, la stratégie a été mise en place. »
DEFINIR LA CULTURE A L'ECHELLE D’UN PAYS
La photographe poursuit : « Un des principaux défis qu'impose cette stratégie, c'est la différence importante qui existe entre Amman, la capitale, et le reste de la Jordanie. La manière dont nous abordons la culture est différente d'une région de la Jordanie à l'autre. De la même manière, nous envisageons la culture différemment selon que nous sommes de la société civile ou de ministères. C'est pour cela qu'il est difficile de trouver une stratégie qui convienne à tout le monde. » Car avant de définir une stratégie nationale culturelle, il faut se mettre d'accord sur ce qu'est la culture à l'échelle d'un pays. En Jordanie, plusieurs questions se sont posées ; par exemple : doit-on considérer l'islam comme une des valeurs culturelles principales du pays ? Comment se mettre d'accord dans un pays où les différences territoriales, religieuses et ethniques sont très variables ? Les différents acteurs se sont tous accordés sur l'utilisation du mot « culture » tel que défini par l'UNESCO : « La culture, dans son sens large, est considérée comme l'ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l'être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances. »
Pour définir une stratégie culturelle, il faut également regarder au-delà des frontières et s’inspirer des initiatives mises en place ailleurs. C'est à l'échelle régionale que certains points de comparaison ont été proposés. « Il ne faut pas oublier que les gouvernements des pays arabes abordent la culture différemment des gouvernements européens ou des Etats-Unis. En général ici, les gouvernements promeuvent le pays sur le plan culturel mais ne s'occupent pas de la culture en soi. » ajoute Linda Al Khoury. Lors de la réunion du 4 juillet à Amman, deux projets ont été présentés aux acteurs de la culture jordanienne : « Liban 2020 » qui dresse un état des lieux de la culture libanaise à l'horizon 2020 et propose des recommandations pour la mise en place d’une politique culturelle cohérente et Madrassa, un programme régional financé par le programme Medculture dans le cadre de Southmed CV, qui a pour projet de former et de connecter une communauté de jeunes professionnels de l'art à travers différents pays du Sud de la Méditerranée. En effet, pour Linda Al Khoury, l'inspiration doit aussi se chercher du côté des pays de la région : « Le Liban, l'Egypte ou même la Syrie ont une plus vaste histoire culturelle que nous. Même s'ils n'ont pas forcément de stratégie nationale, ils sont plus avancés que nous sur ce point. »
IDENTIFIER LES DEFIS D’UN TEL PROCESSUS
Car même si des projets de stratégie nationale ont vu le jour dans la région, ils correspondent toujours à une réalité propre à chaque pays. Au Liban par exemple, les initiateurs de « Liban 2020 » n'ont pas pu compter sur une collaboration avec le gouvernement. « Il n'y a pas d'institutions fortes comme en Jordanie » explique Célia Hassani, directeur adjoint de « Liban 2020 ». « Ici, c'est la société civile qui a travaillé de son côté, puis a ensuite essayé d'impliquer les pouvoirs publics... Et cela n'a pas fonctionné. » En Tunisie, Shiran Ben Abderrazak, directeur de Dar Eyqem et qui travaille sur un projet similaire témoigne d'autres difficultés : « Quand on a commencé, juste après la Révolution, il a été difficile de mettre tout le monde autour d'une même table et de discuter constructivement. Il a fallu que chacun apprenne à écouter la parole de l'autre, son point de vue et à considérer que tout le monde avait le même poids dans le débat ».
Autre problème auquel les promoteurs d’une stratégie culturelle ont été confrontés : la méthodologie. « Il a fallu trouver une manière de travailler propre au Liban » explique Célia Hassani. « Nous travaillons à partir de dispositifs qui viennent d'Occident, nous utilisons des mots anglais comme « mapping » ou « capacity building » qui ne correspondent pas forcément à la réalité du terrain. » Aux différents initiateurs donc, de chercher à adapter la méthodologie à leur propre pays. Pour Shiran Ben Abderrazak, cette mise en place a été moins difficile : « Nous nous sommes appuyés sur une méthodologie conçue pour le Maroc, un pays assez proche. Cependant dans la région, une difficulté prédomine, et est valable pour tous les pays : celle de trouver des données et des statistiques. »
LA CULTURE EN JORDANIE : MALGRE UNE BASE FRAGILE, UN MOYEN POUR LUTTER CONTRE L’EXTREMISME
Définir la notion de culture dans un pays, c'est aussi accepter ses faiblesses. « La culture en Jordanie ne tient pas encore debout sur ses deux pieds » précise Linda Al Khoury. En Jordanie, un problème semble central : celui de l'absence de recherches et de statistiques dans le secteur culturel. Sans documentation, sans données précises, comment développer une stratégie nationale ? Russol Al-Nasser, en charge de plusieurs projets musicaux dans le pays et impliquée dans la stratégie nationale culturelle a parcouru le pays et rencontré ses musiciens. Elle déplore que le folklore jordanien soit en danger : « Dans de nombreuses régions, il n'est pas documenté », précise-t-elle. « Avec Internet, les traditions ne se transmettent pas toujours aux nouvelles générations, et petit à petit elles meurent. » Pour lutter contre cela, Russol Al-Nasser propose des programmes musicaux où se mêlent folklore traditionnel et nouveaux rythmes. Elle essaie de les rendre accessibles au plus grand nombre : « Les temps sont durs et instables dans notre région. La musique est une bonne manière de lutter contre cela. »
Un rempart contre les fléaux de la guerre, du terrorisme, c'est aussi à cela que peut servir une stratégie culturelle nationale. Rendre accessible la culture au plus grand nombre, c'est l'une des priorités des participants, qui y voient un moyen de lutter contre l’extrémisme et la marginalisation. Pour le gouvernement jordanien, l'un des acteurs de la stratégie nationale, l'un des moyens de concrétiser ces priorités reste l'appui sur les organisations de la société civile, comme en témoigne Dr Ahmad Rashed, conseiller du ministre jordanien de la culture : « Ces organisations représentent en quelque sorte des bras dont la portée permet la diffusion de la culture dans les différentes régions du Royaume, et celles-ci ont une influence considérable. En ce sens, ces organisations portent sur leurs épaules une responsabilité importante au niveau du développement réel, sur le terrain, du secteur culturel dans le pays. »
Maintenant que les grandes lignes sont définies sur papier, place à l'action pour tous les acteurs culturels impliqués dans ce projet de stratégie national. Il faut désormais passer de la théorie à la pratique et décider des actions qui auront le plus de chances d'aboutir. Pour cela, les acteurs de la société civile et les différents ministères devront trouver des points de convergence et travailler main dans la main.