LA CULTURE, LA VOIE À SUIVRE DANS LE BASSIN MÉDITERRANÉEN
« NOUS AVONS BESOIN D’AUTRES RÉCITS »
« À ce stade de notre vie, alors que des forces négatives, l’extrémisme et le radicalisme nous bombardent, nous avons plus que jamais besoin de l’art et de la culture pour toucher les communautés, en particulier les jeunes, avec d’autres récits », a déclaré Lina Attal, Directrice du Centre national de Jordanie pour les arts et la culture, alors qu’un groupe de jeunes hommes et femmes enthousiastes accompagnait en chantant un guitariste talentueux aux pieds de l’hôtel Landmark à Amman.
Cet acte spontané visait à marquer la fin d’un colloque tout aussi éprouvant qu’inspirant, organisée dans le cadre du programme régional européen Med Culture.
« Le networking, les échanges, l'apprentissage, l'action, le partage d'expériences, les collaborations, la défense des intérêts, l'élaboration de politiques », voilà ce à quoi aspiraient des artistes, des interprètes, des danseurs, des musiciens, des écrivains, des architectes, des activistes issus de multiples milieux sociaux et religieux. Des idéaux qu’ils n’ont cessé de revendiquer à l'issue de ce colloque de deux jours. Ce lien profondément ancré entre les jeunes était porteur d’un message de résilience, de célébration de la vie et de défi à l’heure où les valeurs humaines, la tolérance et le vivre ensemble sont menacés.
Le pouvoir discret de la culture peut rivaliser avec n'importe quelle puissance politique, économique ou de défense, mais cette ressource historique riche et inexploitée nécessite des outils appropriés pour prospérer et avoir un impact. Les représentants de l'UE pensent que la culture pourrait être le canal pour s'attaquer au radicalisme et à la marginalisation, qui sont les conséquences de l’instabilité et du désenchantement souvent aggravés par la pauvreté et le chômage. Irene Mingasson, haute-représentante à Bruxelles du programme européen pour le voisinage méridional (Neighbourhood South), confirme que « la culture constitue le vecteur du pluralisme, du vivre ensemble et du respect au sein de nos sociétés et entre les rives nord et sud de la Méditerranée, et enfin, l'importance de la culture a été reconnue, tout comme le rôle de la société civile, pour bâtir des sociétés plus fortes et plus résilientes. » Les ministres des relations extérieures de l'Union européenne s'engagent à renouveler leur soutien au domaine de la culture afin de valoriser les institutions existantes, d'améliorer les capacités des parties concernées et d'atteindre finalement une « forte appropriation de ces programmes culturels à l’échelon régional ».
Ce programme a fait naître une étincelle d'espoir vers un changement, un récit culturel alternatif capable de s’étendre au-delà du bassin méditerranéen. Mais avec l'espoir vient aussi la peur. « Je ne veux pas qu’il s’agisse d’un programme qui commence, se termine et disparaît et dont l’influence disparaît avec lui. J'ai vu tant de projets se terminer. Ce serait dommage de voir tous ces investissements réduits à néant », a déclaré Dima Shahin, l'une des bénéficiaires du programme. Shahin, artiste et cinéaste, a insisté sur l'importance de la continuité dans les projets culturels.
« IL FAUT RESPONSABILISER LES JEUNES »
Depuis 2014, le programme européen Med Culture a offert son aide à un large éventail d'artistes et de militants du Sud de la Méditerranée pour leur permettre de développer leurs capacités, de construire un réseau solide avec les opérateurs culturels et de s’enseigner mutuellement de meilleures pratiques par le biais d’une pléthore de projets utilisant des méthodes innovantes.
Identifier les problématiques les plus complexes et les plus pertinentes et formuler des recommandations pour y faire face ont été au cœur des activités du colloque de Med Culture, basé sur des échanges entre pairs et des ateliers interactifs comprenant des jeux, des arts visuels, des interprétations théâtrales et des discussions de groupe. Une vaste gamme d'activités ont été mises en place durant les deux jours de cet évènement, allant du dialogue ouvert avec des experts aux séances de groupe qui ont permis d’instaurer une approche unique visant à maximiser la production de chacun des 120 participants.
« L'accent est mis sur la dynamique participative, sur les individus eux-mêmes, sur la manière dont ils peuvent apprendre les uns des autres. On s’est aussi concentré sur les questions d'apprentissage et sur la façon dont l'apprentissage fait partie du travail. Il s'agit d’une dynamique de groupe. Comment vous gérez le groupe, comment vous vous assurez que toutes les personnes dans la pièce participent activement », a déclaré Fanny Bouquerel, experte en développement des capacités du programme Med Culture.
Les organisateurs essaient de s'assurer que chaque personne dans la salle a l’occasion de participer et ils contribuent ainsi à jeter les bases d'un solide réseautage entre les participants. Ces derniers sont répartis en plusieurs groupes de travail animés par de jeunes professionnels qui ont également bénéficié du module de formation des formateurs du programme.
Les ateliers sont conçus pour aborder des questions vitales telles que la résilience et la culture, la lutte contre la radicalisation par le dialogue, l'intégration et l'employabilité des jeunes ainsi que la promotion de la cohésion sociale et de l’augmentation de la sensibilisation. Chaque groupe travaille ensemble pour identifier les défis et les solutions, puis un vote final se met en place au sein de chaque groupe pour sélectionner les meilleures recommandations.
« Les thèmes occupent une place centrale, car la culture ne se limite pas à la danse, les arts, la musique, etc. Si nous parlons de développement, nous parlons du développement de la culture, de la promotion d'une société résiliente, de la responsabilisation des jeunes. Tout cela est rendu possible par la culture. Nous pouvons également aborder la question de l'employabilité à travers le prisme de la culture. C'est pourquoi la culture est un thème transversal, elle implique de nombreux secteurs… », prône Christiane Dabdoub Nasser, chef d'équipe du programme Med Culture.
Pour promouvoir la résilience dans nos sociétés, les participants ont souligné l'importance d'inculquer une culture de la résilience dans les programmes scolaires afin d’éduquer une nouvelle génération libérée des chaînes actuelles de la société. En ce qui concerne la promotion de l'employabilité des jeunes, les participants ont insisté sur l'écart qui existe entre la société civile et le secteur public, une question qui se doit d’être abordée par les décideurs politiques. Les participants à ce colloque ont également identifié le manque d'informations sur les opportunités professionnelles et les opportunités d'emplois saisonniers et non viables dans le secteur culturel comme des obstacles à la création et donc à la recherche d'emploi.
« Nous avons besoin de documentation sur les activités culturelles, les conférences et les documents de recherche si l’on veut débloquer un accès à cette si grande source d'apprentissage. Il est important de s'appuyer sur les acquis et les efforts que nous avons déjà accomplis pour développer la scène culturelle », a déclaré Adel Abdel Wahab, directeur du théâtre à Hewar (Égypte) et l'un des bénéficiaires de ce programme mis en place par l’Union européenne.
« NOUS DEVRIONS NOUS CONCENTRER SUR CE QUI RAPPROCHE LES GENS »
« L'idée de ce programme est formidable parce qu'il contribue à jeter les bases d’une coopération entre les différents acteurs de la culture, qu'il s'agisse d'organismes officiels ou d'organisations indépendantes, c'est pourquoi nous devons devenir complémentaires les uns des autres afin de stimuler la croissance de la scène culturelle et assurer sa durabilité », a-t-il poursuivi.
En discutant de l'initiative visant à bâtir une communauté de pratiques, les participants ont déclaré que la mobilité et la promotion de l'expertise existante constituent des défis majeurs. Ils ont appelé à la mise en place de formations spécialisées pouvant répondre à la demande en matière d'évaluation des besoins, à l'évaluation de formateurs expérimentés et à la mise en place d'incubateurs culturels pour encourager l'esprit d'entreprise.
« Nous devrions nous concentrer sur ce qui rapproche les gens, plutôt que sur ce qui les différencie », a souligné le chef d'équipe du programme.
C’est la raison pour laquelle le programme Med Culture a financé un total de 63 petits projets à travers deux grands projets de subventions : Drama, Diversity, Development (DDD) et SouthMed CV. Le premier projet visait à constituer une cohorte régionale de professionnels aguerris capables d’allier les droits des minorités, les droits culturels et le théâtre et de véhiculer la notion d'identité des minorités par le théâtre ; le second projet avait pour but de faire passer la culture des marges vers le centre de la sphère publique, en l’accolant au développement économique, social et politique, tout en renforçant les capacités des organisations de la société civile et des jeunes.
Ces projets témoignent d'un niveau élevé de créativité et ont suscité des débats sur des questions souvent reléguées au second plan, notamment la violence à l'égard des femmes, le racisme contre les minorités et les réfugiés.
« BATIR UNE COMMUNAUTE CAPABLE DE CO-CREER DES SOLUTIONS INEDITES ET ALTERNATIVES »
Raya Ben Guiza, militante culturelle tunisienne, a pris la parole lors de la dernière séance de la rencontre pour faire le bilan de son expérience tout au long du colloque, en faisant part de ses réflexions et de ses conclusions au sujet des débats animés qui ont eu lieu au cours de ces deux journées et des attentes pour l'avenir du secteur culturel dans la région, soulignant au passage combien les obstacles qui se dressent face à la culture en Algérie, au Maroc, en Egypte, en Palestine, au Liban, en Jordanie et en Tunisie sont communs. Guiza en a conclu que « la spécificité et la diversité de ce capital humain ont contribué, avec et dans le cadre de Med Culture, à bâtir une communauté capable de co-créer des solutions inédites et alternatives pour assurer la survie de son écosystème culturel ».
« Il est donc nécessaire que le programme Med Culture consolide ses acquis et grandisse, qu'il conserve ses propres objectifs, objectifs qui répondent à la soif du secteur culturel dans le bassin méditerranéen », confirme Diego Marani, conseiller principal en politique culturelle au sein de l'Union européenne.
Les représentants de l'Union européenne ont assuré aux participants que le programme qui suivra Med Culture, qui devrait être achevé dans un délai d'un an, sera basé sur les réalisations, les conclusions et les recommandations qu’ils ont présentées. Ils ont appelé les bénéficiaires des subventions à continuer à travailler ensemble pour favoriser la coopération régionale, élément qui fait cruellement défaut au secteur culturel.
Unis par la richesse de leurs cultures, les 120 aspirants activistes culturels ont suivi en cercle, main dans la main, épaule contre épaule, le rythme de la danse folklorique Dabke. Au fur et à mesure que la musique s'estompait, les participants ont choisi de retrousser leurs manches pour cultiver connaissances et networking déjà entamés précédemment, afin de continuer à mener à bien leur travail en attendant l’écriture du prochain chapitre.