LES ARTS ET LA VOIE DE LA COMPRÉHENSION MUTUELLE
« L'humanité se cache en chacun de nous, même chez un tueur en série. Je crois qu’il est faux de dire que certaines personnes manquent d'humanité », commente Amr Salama, réalisateur de Sheik Jackson, un film qui raconte l'histoire d'un imam à l’islam vertueux (joué par Ahmed Al-Fishawi) traversant une crise d'identité et aux prises avec sa foi après la mort de Michael Jackson, en 2009.
« Je sais qu'il existe des individus sans une once d’empathie, mais tout le monde a une étincelle d’humanité au fond de son cœur. Mon but est de raconter des histoires qui, quelle que soit la situation, humanisent les individus plutôt que le contraire. Dans mon film, je fais référence au livre L'Effet Lucifer, qui explique comment les gens deviennent mauvais et que chaque guerre ou guerre civile a commencé parce qu’une personne a décidé d’en déshumaniser une autre. L'autre n'est pas considéré comme humain. Par conséquent, dans mon film, je devais inverser ce processus. Il me fallait humaniser l'autre, peu importe son identité. En Egypte, les salafistes et les homosexuels sont considérés comme l'autre et donc non humanisés. Une femme conservatrice n'humaniserait jamais une prostituée qui, à son tour, n'humaniserait jamais une figure religieuse. Ce défi est l’un des plus importants de notre société. »
Un film peut-il changer les mentalités ? « Il peut changer les mentalités, les cœurs et offrir une nouvelle perspective dans la vie, plus grande que juste un fragment des autres », répond Salama. « Il s’agit là de l'un des plus grands trésors du cinéma. Chaque film m'a énormément changé. Asmaa –l'histoire d'une femme séropositive– a changé ma façon de voir les autres. Grâce à Excuse My French –un film sur les relations entre musulmans et coptes– j'ai changé ma façon de voir les chrétiens. Je n'avais jamais eu d'ami chrétien avant mes 23 ou 24 ans. Sheikh Jackson est un film qui parle d'identité et de la façon dont on peut accepter les différentes contradictions de nous-même, un problème auquel j’étais moi-même confronté pendant le tournage » conclut Salama.
L’histoire de Sheikh Jackson, son auteur et son protagoniste constituent une excellente étude de cas pour étudier comment le cinéma et l'art peuvent combattre l'extrémisme.
Pendant de nombreuses années, Al-Fishawy a été en quête de sa paix intérieure, un voyage qui l'a mené à travers différents virages de la vie et l'a parfois opposé à sa famille. A 21 ans, il a rejoint les rangs des Frères musulmans, une décision qui l’a progressivement conduit vers le salafisme. « J'aurais pu devenir un baron de la drogue, mais je suis devenu un fondamentaliste parce que je pensais que c'était le meilleur moyen d'apporter la paix. C'était dur, je portais l'uniforme, j'allais aux cours dans les mosquées et je croyais réellement que c'était le seul moyen d'aller au paradis. Bien sûr, cela ne se décide pas par l’habit et l’apparence, mais je ne m'en rends compte que maintenant. Mes parents craignaient que je ne devienne un terroriste. Mon oncle avait été membre d'une grande organisation terroriste dans les années 1980, une organisation qui qualifiait les gens d’”infidèles", exécutait des attaques terroristes puis quittaient le pays. Il a joué un rôle important au sein de cette organisation, d'où la peur de mes parents que je puisse devenir comme mon oncle, le propre frère de mon père. Heureusement, mes parents sont acteurs et m’ont initié à la culture et au visionnage d’une multitude de films, pendant mon enfance. Ces films sont un rouage du fonctionnement de mon esprit. Grâce à eux, j'ai pu rester ouvert aux différences et explorer d'autres points de vue avec tolérance et respect. Je pense que les films du monde entier peuvent être une passerelle vers une meilleure connaissance mutuelle. Un film tourné à l’étranger peut nous permettre de comprendre le mode de vie des autres, leur manière d’agir, leurs sentiments et les choses qui les font rire et pleurer. Chaque film a ce pouvoir. Les films et leur richesse culturelle m'ont probablement sauvé la vie », avoue-t-il.
Selon Al-Fishawi, il ne fait aucun doute que Sheikh Jackson puisse devenir un pilier dans les pays arabes et au-delà dans la lutte contre le radicalisme et le développement d’une compréhension mutuelle : « Je pense que lorsque les gens regardent ce film à l'étranger, ils l'apprécient et applaudissent allègrement. En effet, ils comprennent que même si mon personnage est un imam, il est aussi une personne avec des sentiments, qu’il a un cœur, qu’il peut être blessé et également quelquefois pleurer. Les gens le considèrent comme un être humain. Pas seulement comme un stéréotype. Nous ne devrions pas juger les gens d'après leur apparence ; ce n'est pas parce que quelqu'un porte une barbe que c’est un terroriste. De même, on ne peut pas juger sur la base de la religion, de la couleur de peau ou même de la nationalité. »
Les films peuvent-ils contribuer à lutter contre la radicalisation et l'extrémisme ? De nombreux films abordent la question de la radicalisation, mais l'un des plus pertinents est peut-être La Fleur d'Alep, de Ridha Behi, qui raconte l'histoire d'une courageuse mère tunisienne partie récupérer son fils en Syrie. Hind Sabry, la protagoniste, est une star dans le monde arabe, et elle a une opinion bien tranchée : « Notre mission en tant qu'artistes est de faire bouger ce qui stagne. Dire que nous pouvons contribuer à la lutte contre la radicalisation me semble quelque peu prétentieux, mais nous pouvons certainement ouvrir la porte à d’importants débats, ce que je suis sûre que le film a réussi à faire. »
Selon elle, la culture est un médium incontournable pour améliorer sa compréhension des autres. La culture crée de l'empathie et limite le conformisme. « Dans le monde arabe, nous avons un problème de conformisme et de conventionnalisme qui nous asphyxie à petit feu », déclare l'actrice. « 70% des moins de 35 ans démontrent un réel problème d'individualisme, personne n'ose dire qu'il est différent, personne n'ose dire qu'il pense différemment, tout le monde veut paraître normal. Je voudrais dire aux jeunes : "Soyez vous-mêmes, vous n'êtes pas obligés de vous uniformiser." Heureusement, une nouvelle vague de réalisateurs, comme Amr Salama et Mohamed Diab en Egypte, ont décidé de se battre contre ce conformisme. Il y a beaucoup d'œuvres audiovisuelles qui mettent en vedette des personnages qui n'auraient jamais pu être montrés il y a quelques années, parce qu'ils étaient trop différents » ajoute-t-elle. « Par exemple, parler du cancer est l’un des plus grands tabous du monde arabe. Pourtant, j'ai déjà joué dans une série diffusée pendant le Ramadan. Le thème de cette série était le cancer, cette maladie dont nous évitons généralement de parler, et pourtant la série a été un succès incroyable, nous avons reçu une tonne de messages d'amour. Des malades nous ont remerciés de leur avoir donné la force de guérir et de se reconstruire. De plus, la série a changé le regard des gens, des malades et de leurs familles sur la maladie ».
Le cinéma n'est pas le seul vecteur pour combattre l'extrémisme ou la radicalisation et pour promouvoir la compréhension mutuelle. La fondation El-Madina, située à Alexandrie, a créé le "Carnaval de rue", une initiative de théâtre de rue dont l’objectif est de promouvoir la diversité et de casser les stéréotypes. Le Carnaval de rue (financé par le projet "Drame, Diversité et Développement" instauré par Med Culture, un programme de l'Union européenne) met en évidence la capacité de la culture nubienne à s'intégrer à la culture égyptienne. Les promoteurs ont formé des artistes et produit une tournée collaborative de trente représentations présentées dans dix villes égyptiennes. Les spectacles s’attaquaient à plusieurs problématiques sociétales, comme la discrimination et le harcèlement sexuel à l'égard des femmes.
C’est une initiative créative qui a pour objectif de familiariser son public avec les magnifiques particularités des Nubiens, plutôt que de se focaliser sur la question de la marginalisation de ce peuple. « Par exemple, sur la question du problème du harcèlement sexuel, un fléau qui touche l’ensemble de la société égyptienne, les spectacles s’attachent à montrer que la culture nubienne est relativement épargnée par ce problème pour ensuite rebondir sur la tolérance et l'absence de discrimination de la culture nubienne », explique Mohab Saber, directeur exécutif d'El-Madina et directeur du projet Street Carnival. « Grâce au financement de Med Culture, nous avons pu exporter notre méthodologie à d'autres pays, comme par exemple l’Égypte, le Maroc et la Palestine, et ainsi démontrer que les problèmes présents dans différents pays peuvent avoir des solutions similaires », conclut-il.
Une autre initiative financée par Med Culture, par le biais du projet SouthMed CV, porte le nom de We are Here. Il est mis en œuvre par l’organisation tunisienne Fanni Raghman Anni. Ce projet vise à la création de cellules de création alternatives au profit de la jeunesse vulnérable et discriminée et des communautés locales tunisiennes et palestiniennes en utilisant les arts muraux et les arts de la rue. En Tunisie, le projet a contribué à la reconstruction de 10 espaces culturels polyvalents dans des écoles et des établissements d'enseignement situés dans des régions intérieures défavorisées et marginalisées. En Palestine, le projet a mis en place des activités artistiques, culturelles et murales sur les murs et dans les espaces publics de la vieille ville de Ramallah. « Les cellules culturelles seront au service des jeunes marginalisés et défavorisés et des communautés locales », explique Asma Kaouech, coordinatrice. « Notre approche artistique se révèle être un outil efficace pour résoudre les problèmes sociaux et restructurer la société selon des valeurs de tolérance et de citoyenneté. Grâce à ce projet, nous avons pu promouvoir le respect des groupes marginalisés et encourager leur participation active à la société. Jusqu' à 2000 élèves bénéficient de chacun des espaces créés. Des ateliers civils de promotion des droits de l'homme et de la culture de la paix sont organisés tout au long de l'année », explique-t-elle.
Les arts en général peuvent jouer un grand rôle dans la lutte contre le développement des mentalités extrémistes et la radicalisation. Ils encouragent également la compréhension mutuelle entre des personnes d'origines et d'affiliations diverses. Et bien qu'il s'agisse d'un moyen efficace, pour ne pas dire essentiel, de surmonter les stéréotypes qui alimentent les mentalités extrémistes, le potentiel de la culture est encore trop souvent sous-estimé et négligé dans nos sociétés.